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Texte original de Daniela Müller – La constitution d’une Eglise Cathare à travers le Rituel du Consolament (Baptême du Saint Esprit).
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Cette présentation est une rapide synthèse d’un travail de Daniela Müller: «The Making of a Cathar Counter-Church, the ‘Ecclesia dei’, through the Consolamentum Ritual» (Baptism of the Holy Spirit) qui vient de paraître dans la Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 106, 119-161.
Nous renvoyons le lecteur à cette version anglaise développée pour le détail des notes et références.
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Durant les dernières décennies, le débat historiographique sur les cathares est devenu plus âpre. Suite aux discours postmodernes de déconstruction, des chercheurs plus ou moins radicaux ont nié l’existence d’une communauté structurée se distinguant délibérément de l’Église romaine. Mais ne peut-on obtenir de nouvelles pistes à partir des textes «cathares» eux-mêmes, afin de retrouver l’identité collective interne de ce groupe chrétiens appelés cathares?
Le problème général de fond doit toujours être gardé à l’esprit lorsqu’il est question de la tension entre orthodoxie et hérésie: jusqu’au 18e siècle, on doit partir du principe que personne ne voulut s’affirmer hérétique, mais que tout le monde voulait être membre de la véritable communauté ecclésiale.
Donc, Le problème de la méthode est évident et essentiel. D’une part, on ne peut pas parler de l’établissement délibéré et consciemment mis en œuvre d’une Église, d’autre part, l’appréhension différenciée d’une identité propre s’est développée au fil du temps, divergeant peu à peu de la voie dominante. Le développement du christianisme en dehors du judaïsme montre déjà ce paradoxe: il a fallu environ 200 ans pour que le mouvement messianique autour de Jésus-Christ s’impose comme une religion indépendante de ses racines juives. Tant que la scission fondamentale amenant à un nouvel ordre n’a pas encore eu lieu la question de la dénomination reste un problème dépendant toujours des contextes respectifs.
Pour résoudre cette question, les historiens se fondent principalement sur la documentation issue de l’Eglise dominante – sources le plus facile d’accès car plus nombreuses à avoir été conservées. Ce trait est particulièrement visible en ce qui concerne les cathares: pour étayer leur argumentation, les «nouveaux» sceptiques utilisent presque exclusivement les textes de l’Inquisition et des polémistes catholiques. En revanche, les sources émanant des cercles cathares eux-mêmes sont le plus souvent ignorées dans le meilleur des cas sous utilisées, ou voient leur authenticité déniée.
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Dans le présent travail, le combat de l’Église officielle contre l’hérésie au Moyen Âge sera examiné dans une perspective alternative, à savoir sur la base des documents laissés par les «hérétiques» eux-mêmes. On examinera surtout l’évolution de l’auto-représentation des «hérétiques» en interaction avec l’attitude de l’Église romaine. La considération de l’interdépendance interne des deux antagonistes est au cœur de cette problématique. Plus précisément, on posera les questions suivantes:
A quel point les cathares se considéraient-ils comme une «Eglise» et à quelles transformations cette Eglise a-t-elle été soumise?
Contrairement à la plupart des publications courantes sur les cathares, on ne mettra pas ici l’accent sur les protocoles d’Inquisition ou les écrits des polémistes catholiques, mais sur les rituels qui ont longtemps été négligés.
Depuis les dernières années, les «études rituelles» ont connu une expansion étonnante et ont montré à quel point elles sont essentielles pour saisir le sens et la complexité de la religion. Même si l’ampleur de ces perspectives ne peut être appréciée dans ce qui suit, d’importantes pistes de recherches doivent être appréhendées.
Surtout, à partir de rituels, peuvent apparaître des éléments qui peuvent étayer le fondement méthodique de la présente contribution : le «processing proces». Catherine Bell l’a montré, en utilisant notamment l’exemple du baptême:
«L’histoire du rituel chrétien du baptême fournit des exemples de changement rituel à la fois graduels et soudains… En effet, une histoire descriptive complète représenterait de manière vivante le rôle dynamique que le contexte peut jouer».
En fait, les actes liturgiques chrétiens ont subi des changements non négligeables au cours des siècles, à la fois en termes de théologie et d’éthique. Il suffit de penser à l’évolution de l’Eucharistie de la Cène du Seigneur à la Transsubstantiation.
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Les documents à traiter sont les trois rituels liturgiques, qui ont servi de base aux cathares, pour faire l’administration du seul sacrement reconnu par eux, le consolamentum, qu’ils appelaient le baptême de l’Esprit. Il s’agit plus précisément, du rituel occitan de Lyon, du rituel latin de Florence et du rituel occitan de Dublin.
En ce qui concerne ce dernier, Anne Brenon a soutenu dans une analyse convaincante qu’on n’est pas en présence d’un «rituel» au sens classique du terme, mais d’une compilation de textes provenant peut être de différents auteurs. Ainsi, on pourrait préférer le terme « Recueil cathare de Dublin » à celui, plus conventionnel, de «Rituel de Dublin». Cette considération ne s’opposerait pourtant pas nécessairement à l’utilisation du volume comme rituel. Dans tous les cas, le terme «rituel» est retenu ici. Les trois rituels écrits doivent être bien sûr méticuleusement analysés pour établir correspondances et différences, tant sur le plan général que particulier, un travail qui ne peut être abordé ici en détail.
Un regard sur un document antérieur montre à quel point le rite du baptême de l’Esprit était important et central: dès 1163, Eckbert von Schönau donna en effet une description du rite pratiqué à Cologne, qu’on peut transposer de manière transparente aux rituels écrits pourtant rédigés plus de 100 ans plus tard.
Grâce aux très récentes analyses d’Anne Brenon et de David Zbiral, de précieuses connaissances nouvelles sur la genèse des trois rituels écrits ont été acquises. De l’analyse textuelle minutieuse, se dégage l’image d’un mouvement pluriforme, souvent divergent, dont les variantes résultent de la comparaison de textes, mais dont les concordances doivent être examinées de la même manière.
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Même si on a davantage parlé de «catharismes», au pluriel, ces dernières années, on ne doit pas ignorer l’existence d’un «noyau dur» de l’auto-représentation cathare: centrale était la conviction que le Salut ne peut être obtenu que par la réception du Consolamentum. Mais comme l’adaptation au contexte est précisément constitutive des rites la diversité apparente de signifie pas une divergence fondamentale. Ce n’est donc pas un argument pour s’interdire d’identifier les divers groupes comme parties d’un seul mouvement.
Ainsi les instructions liturgiques destinées au baptême de l’Esprit tiennent-elles une place prépondérante.
À partir d’une analyse minutieuse des textes dans la perspective des études rituelles, on peut dégager divers éléments, comme le constat que le dualisme souvent cité des cathares pourrait aussi être fondé sur une incompréhension des formules liturgiques. Les motifs du martyre ou de la succession apostolique sont également centraux. Sans négliger non plus la proximité d’un développement simultané au sein de la scolastique.
Le développement du consolamentum se révèle être une adaptation critique consciente des traditions connues, en particulier en comparaison avec les rituels baptismaux alors courants (sacramentel Gélasien, Ordo Romanus XI), de sorte qu’émerge l’image d’une communauté religieuse ancrée dans la tradition chrétienne, qui, précisément par une adaptation originale du rite baptismal, a le caractère qui lui est propre. Une identité de groupe formée et étayée est évidente.
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Pour conclure:
Le rituel du baptême a donc été systématiquement modifié pour mettre en valeur le caractère fondamentalement égalitaire de la communauté ecclésiale. Pour cette raison, les éléments du rituel traditionnel d’initiation qui ont été jugés appropriés ont reçu un statut spécial. Le noyau était l’Esprit, l’Esprit dont le don signifiait l’unité et l’égalité. Ceux qui célébraient le baptême n’avaient pas été spécifiquement élevés par ordination au-dessus des autres membres à part entière de l’ecclesia Dei, mais étaient plutôt leurs représentants.
Ces pièces hétérogènes étaient désormais soudées ensemble en une unité nouvelle et fragile. L’ecclesia Dei est née de cette construction – l’Eglise des persécutés, dont le cœur était l’initiation par l’Esprit, la véritable Eglise qui luttait contre les démons qui se montraient partout où l’inégalité était légitimée, comme dans l’Église romaine.
Bien que cette auto-représentation de l’Église qui se comprenait comme alternative à l’Église romaine expressément rejetée n’existât pas dès le départ – le rituel de Florence considérait plutôt les cathares comme un complément du christianisme contemporain – le traumatisme de la persécution qui allait croissant et le conflit devenant plus en plus polémique avec l’Eglise dominante conduisirent à l’intensification de l’institutionnalisation.
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Dans ce modèle ecclésial plus récent, le seul moyen de survivre est apparu la formation d’une Eglise indépendante, distincte de celle de Rome. C’est pourquoi les rituels ont été rédigés dans leurs moindres détails. Même s’il existait encore une certaine liberté dans l’accomplissement du rituel du consolamentum, le fait que les instructions aient été écrites indique le besoin de s’assurer que le message serait transmis au-delà du cadre particulier. Peut-être que les rituels ont été écrits pendant et à cause de la persécution – pour fournir des instructions «rapides» et fiables à un moment où l’argumentation publique était devenue impossible. Cela permettait aussi de répéter les textes de base renforçant l’identification vis-à-vis de «l’autre», l’Église romaine.
Ainsi, dans l’histoire des cathares, le paradoxe général évoqué au début devient clair: puisque personne ne voulait être hérétique, la solution devait être: adapter la tradition et établir sa propre confession. C’est exactement ce que les cathares ont fait, du moins si on examine attentivement leurs rituels.
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Daniela Müller.